Du jour à la nuit, de la nuit au jour

Choisir n°682, janvier-mars 2017

J’écris cet article alors que nous sommes en automne et que les jours raccourcissent à vive allure. Déjà ! Si tôt ! Chaque soir me trouve étonnée devant le spectacle de l’obscurité tombante à travers les baies vitrées. La nostalgie me prend. C’est que la lumière est si agréable, si douce à l’œil, à la fois féérique et stimulante. Le paysage éclairé me ravit autant qu’il me rassure : je sais où je suis.
Avec la nuit, je rentre dans un autre monde, celui des ténèbres. Le mot seul effraie. L’ombre qui envahit la scène engendre un sentiment d’inquiétude. Alors que les repères visuels s’estompent, l’esprit est confronté à l’opaque, à ce qui ne se voit pas, à l’inconnu, où le terrible peut facilement se concevoir. Que me cache cette noirceur ?

La modernité, avec ses luminaires, ses lampes à incandescence, ses LED, ses phares, ses vitrines illuminées, ses éclairages à laser… nous a délivrés de l’obscurité et de ses tourments et nous permet de vivre la nuit comme en plein jour. Cependant, lorsque nous regardons les photos prises par satellite, une fois le soleil disparu, nous sommes stupéfaits à la vue de ces immenses tâches jaunes qui s’étalent à partir des zones urbaines jusqu’à gagner, en longues traînées scintillantes, des régions entières. La science nous parle d’une « pollution lumineuse » qui aurait des effets négatifs non seulement sur la faune, la flore et les écosystèmes mais aussi probablement sur la santé humaine, par dérèglement de la synthèse de la mélatonine. On s’interroge aussi sur les effets psychologiques de la perturbation de l’alternance du jour et de la nuit et de l’impossibilité pour environ un tiers de la population d’admirer le ciel étoilé.

Tout ceci n’est pas anodin en effet. Outre les problèmes écologiques posés, il semble opportun de se demander ce que signifie cet excès de lumière pour l’être humain. Il ne s’agit évidemment pas de revenir à l’usage de la lampe à huile et encore moins à celui de la torche. Bénéficier d’un éclairage permet de sécuriser les piétons et autorise chacun à continuer de vaquer aux occupations indispensables, le jour fini. Mais les abus auxquels la civilisation aboutit en matière d’illumination questionnent. Pourquoi l’homme de la modernité a-t-il autant besoin de faire clarté sur tout ? Faudrait-il que rien ne lui échappe ? Qu’il ne soit jamais surpris par l’inattendu, l’imprévisible ?
Une tendance apollinienne, qui nous vient du siècle dit des Lumières, affecte notre époque par ses excès : grâce à la raison, à la logique, à la connaissance scientifique, le monde ne devrait plus nous rester obscur et étranger. Soumis à notre œil exercé, il peut être analysé, explicité et… pour finir, exploité pour notre plus grand bien ! « Notre modèle de pensée, affirme James Hillman[1], disciple de Jung, est encore celui du dix-neuvième siècle » avec « son insistance sur la tête, la volonté et la raison », avec sa conscience qui éclaire, contrôle, ordonne… en faisant fuir les ombres de la nuit.  

« Je suis dans un groupe amical. L’ambiance est joviale, chaleureuse, festive. Je me sens bien. Mais la nuit avance et… les choses commencent à changer. » Ce début d’un rêve que Béatrice m’a raconté montre que, dans l’obscurité, un monde invisible est prêt à se révéler. Les songes qui surgissent au cours de notre sommeil sont comme les étoiles brillantes dans la noirceur du ciel. Ils nous parlent d’un ailleurs insaisissable qui, même si nous ne voulons rien en savoir, fait partie de notre univers interne. Oui, dans l’obscurité, « les choses commencent à changer ». Le rêve de Béatrice laisse apparaître que l’aspect plaisant sous lequel elle a l’habitude de se présenter cache une autre réalité. Sous « l’insouciante légèreté de l’être », émerge un autre personnage, inconnu jusqu’à présent et qui, au fil du temps, se révélera pétri de désespoir et de colère.

Dans la nuit, des parties de nous, tombées dans les oubliettes, reviennent nous hanter. Elles traînent avec elles les pleurs qui n’ont pas été pleurés, les cris qui n’ont pas été criés, toute une vie émotionnelle qui s’est trouvée bloquée à un moment de notre existence. Au cours de notre enfance, mais pas seulement. Les heurts de notre vie adulte sont aussi responsables d’apparitions fantomatiques qui viennent nous dire quelque chose de nous. Pour Carl G. Jung, qui s’en référait à l’alchimie, le développement de l’âme (ou processus d’ « individuation ») passe par une phase appelée nigredo, l’œuvre au noir, un travail de transmutation qui s’effectue par la confrontation avec l’ombre et la dissolution de nos représentations.
« Nous ne pouvons voir au-delà du chemin qui conduit vers l’obscur et le détestable – mais aucune lumière, aucune beauté, n’émergera jamais de l’homme qui ne peut soutenir cette vision. La lumière est toujours née des ténèbres…[2] »

La nuit est le temps de récupération des corps mais aussi celui d’une « remise à niveau » des esprits. Au sein de la vie nocturne, les entraves à la réalisation de notre être trouvent figure pour se dire ; les questions laissées en suspens continuent à se travailler ; nos excès sont compensés par des attitudes contraires ; les dispositions dans lesquelles nous nous trouvons, éclairées et poussées plus loin ; nos préjugés et nos croyances, déconstruits tandis que de nouveaux scénarios s’élaborent. Une reprogrammation, invisible mais vitale, est à l’œuvre pour que nous puissions continuer à avancer dans notre existence selon la voie qui nous correspond vraiment.
Il s’agit alors d’écouter ce qui surgit de l’obscur pour en trouver le sens, pour prendre conscience de la réalité potentielle qui cherche à s’incarner dans notre vie quotidienne. Accueillir les manifestations de la nuit pour un accomplissement de « notre vérité ». Ainsi, à la lumière de notre interprétation, le rêve débouche sur une recréation de notre monde.

Cette activité est sans fin, car, quoi que nous fassions, nous serons toujours en partie étrangers à nous-mêmes, éloignés, à distance des profondeurs de notre âme. L’inconscient est le monde des abysses. Il recèle des contenus en lien avec nos émotions, nos préoccupations, nos activités et notre histoire au niveau personnel. Mais il ne se limite pas à cela. Il va au-delà de l’individuel, il ouvre sur un univers imaginal d’ordre collectif.
« Le rêve est une porte cachée dans les recoins les plus profonds de l’âme, ouvrant sur cette nuit cosmique. [3]» 

Si l’avènement de la conscience a généré de nombreux bienfaits pour l’homme, il nous faut comprendre, explique Jung, qu’il est aussi notre pire ennemi. Certes, nous nous sommes libérés de l’obscurantisme et nous avons accompli d’énormes progrès grâce à la science mais nous l’avons fait sans mesurer vraiment ce que cette évolution exigeait de nous en termes de développement du sens de notre responsabilité. Nous sommes parvenus à une connaissance objective du monde de plus en plus grande qui a multiplié nos possibilités d’action sur lui, mais nous avons négligé l’attention à porter à notre subjectivité, pourtant indispensable pour gagner en maturité. Nous avons accordé trop de place à la tête qui discrimine, juge et analyse, et pas assez au corps qui nous relie de façon subtile, à travers les sensations éprouvées, à ce qui nous anime en profondeur en même temps qu’aux autres qui interfèrent avec nous.
Lors d’une discussion avec un chef indien Pueblo (Nouveau Mexique), Jung avait demandé à son interlocuteur pourquoi il pensait que tous les blancs étaient fous. La réponse fut immédiate : « Ils disent qu’ils pensent avec leurs têtes ».
– « Mais naturellement ! Avec quoi penses-tu ? » répliqua le psychanalyste.
– « Nous pensons ici ». Et l’indien de montrer la région de son cœur.
Cet échange fut une révélation pour Jung. « Pour la première fois de ma vie, me sembla-t-il, quelqu’un m’avait donné une image du véritable homme blanc… Cet indien avait trouvé notre point vulnérable et mis le doigt sur ce à quoi nous sommes aveugles[4]. »

Notre tendance au rationalisme a de fait provoqué un grave déséquilibre : nous avons perdu la connexion avec notre « nature » instinctuelle, avec les puissances de l’imaginal, forces invisibles qui animent le monde et les êtres. Notre évolution nous a conduits à la séparation : nous nous sommes séparés à la fois de la nature à l’extérieur, considérée comme un bien à exploiter, et de la nature intérieure, c’est-à-dire de l’homme originel, « archaïque », âgé de millions d’années, qui fait toujours partie de notre psyché même si nous l’ignorons.
Par « archaïque », il ne s’agit pas d’entendre « arriéré » mais ce qui a rapport aux commencements, à l’ « arché », à nos fondations phylogénétiques. L’homme « archaïque » est celui qui, depuis les origines a appris, poussé par sa vie instinctive, à se mettre à l’écoute du monde et de ses manifestations et, grâce à sa conscience mythique, à lui donner du sens. Pour lui, les évènements, les songes et les visions parlent d’une réalité sacrée, poétique, ancrée dans le territoire, d’un espace symbolique générateur de guérison et de créativité, arrière-plan de l’être où les barrières entre soi et l’autre deviennent relatives, voire s’abolissent.

Aujourd’hui, notre psyché  est constituée à la fois par l’esprit moderne et l’archaïque. Mais ce dernier, capable de suivre les « fantaisies » créatrices de l’âme grâce à l’attention portée à ce qui se produit dans le monde de la subjectivité, est négligé au profit du seul premier, objectif. Cette attitude déséquilibrée représente une menace.
 « L’homme moderne ne comprend pas à quel point son ″rationalisme″ (qui a détruit sa faculté de réagir à des symboles et à des idées numineux) l’a mis à la merci de ce monde psychique sous-terrain[5]. » 
Notre déconnexion à la fois d’avec le monde externe, la planète Terre, et d’avec le monde interne, notre âme, se retourne contre nous. Les déséquilibres écologiques mettent de plus en plus l’humanité en danger. Et notre négligence à l’égard de notre nature intérieure nous conduit à des attitudes irrationnelles néfastes, des tendances à l’addiction, des comportements avides, prédateurs, séducteurs, dominants, voire cruels… Parce que nous sommes devenus des êtres en errance, qui se sont coupés de leurs racines intérieures, nous en arrivons à des actes frénétiques pour tenter de pallier au vide qui nous affecte. La sortie du dernier iPad est capable de mobiliser des foules !

De fait, le développement de notre conscience est tout à fait récent et encore bien fragile. « La différenciation de la conscience est de fraîche date. Elle vient à peine d’éclore péniblement du sommeil originel ; elle est en train de prendre, avec lourdeur et maladresse, notion d’elle-même. Se bercer de l’illusion d’avoir atteint quelque sommet serait folie. Notre conscience contemporaine n’est qu’un petit enfant qui commence à peine à dire ″je″[6]. »
Notre moi conscient, encore incertain, se trouve constamment menacé par les abîmes de l’inconscient. Du gouffre peuvent surgir des démons et des dragons qui, tant qu’ils ne sont pas reconnus, nous poussent à des comportements destructeurs. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les ténèbres nous effrayent tant ? Sans doute est-ce l’explication du besoin moderne de mettre de la lumière partout ?
Aujourd’hui, pour nous libérer, il ne s’agit pas de nous détourner de la conscience, de lâcher en chemin ce bien précieux et de régresser, mais de lui permettre au contraire de se développer davantage. Notre tâche est d’œuvrer à son enrichissement grâce à l’expérience de son fondement originel, grâce à une reconnexion avec ce qui a été perdu. C’est un chemin vers l’unification de soi avec soi qu’il nous faut emprunter : faire « retour sur soi-même » et renouer avec l’homme originel.

Notre monde moderne, éclairé de manière factice, est encore en grande partie la proie de l’ombre. Accepter de plonger dans l’obscurité, notamment pas la porte que nous ouvrent les rêves, est ce qui peut véritablement l’éclairer.

 

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[1] James Hillman, Le mythe de la psychanalyse, Imago, 1977, p. 143.
[2] Carl G. Jung, cité par Meredith Sabini, The Earth has a Soul, North Atlantic Books, Berkeley, California, 2002, p. 208.
[3] Carl G. Jung, cité par Meredith Sabini, op. cit., p.18.
[4] Carl G. Jung, ‘Ma vie’, souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1981, p. 286.
[5] Carl G. Jung, L’homme et ses symboles, Robert Laffont, 1982, p. 94.

[6] Carl G. Jung, L’homme à la découverte de son âme, Albin Michel, 1995, p. 73.